Esthétique de l’inhumanité – Lego Concentration camp, Zbigniew Libera, 1996


Sept boîtes estampillées de la célèbre marque de construction de briques pour enfants permettant de constituer un camp de concentration : voici Lego concentration camp l’œuvre controversée de l’artiste polonais Zbigniew Libera, réalisée en 1996.

Dans ces boîtes, uniquement des briquettes fournies par la Fondation Lego lors d’une bourse. Des briquettes issues de sets déjà existants, les squelettes par exemple viennent des sets Pirates, d’autres proviennent des sets de construction d’hôpitaux. La Fondation Lego a simplement fourni ces composants sans avoir connaissance du projet de Zbigniew Libera. Les poursuites judiciaires engagées par la Fondation lors de la présentation au public contre l’artiste ont été classées sans suite.

Lego Concentration Camp a été acquise par le Jewish Museum de New York en 1997.

Composition du set : deux grandes boîtes, une moyenne, quatre petites

Lego Concentration Camp fait partie des œuvres les plus contestées en raison de l’imagerie à laquelle elle peut être rattachée : celle de l’Holocauste. Or, rien n’indique une quelconque appartenance aux camps de concentration nazis, comme le souligne l’artiste dans un entretien avec Hedvig Turai.

« Mon intention était de faire référence à l’icône du XXème siècle, qui pour moi est le camp de concentration. Le premier camp de concentration a été mis en place non pas par les Allemands, même par les Russes, mais par les Britanniques pendant la guerre des Boers en Afrique du Sud vers 1905. Lorsque je travaillais sur « Lego » en 1996, la guerre en Yougoslavie se déroulait et là-bas étaient des camps de concentration en Bosnie, on pouvait voir ces choses tous les jours à la télévision. C’était l’une des raisons les plus fortes pour lesquelles j’ai décidé de faire cette pièce. Il n’y a donc pas de référence historique spécifique, et je ne représente aucun camp particulier. Ce n’est pas Auschwitz, ni un camp de concentration de Boer War, ni le Goulag, mais le camp de concentration. Bien sûr, lorsque vous parlez de camps de concentration aujourd’hui, c’est toujours l’Holocauste qui vient à l’esprit, car il s’agissait d’un événement historique aussi important. Mais dans ce travail, il n’y a pas de signes particuliers, pas de swastikas ni d’étoiles de David. J’ai envisagé de faire un Goulag russe, un Goulag « Lego ». Mais cela ne fonctionne pas. Cela ne correspond à aucune image dans notre tête. Et cela ne fonctionnait pas vraiment pour ce que j’essayais de dire non plus. La terreur allemande était organisée, rationnelle. La terreur soviétique était absolument chaotique, n’importe qui à tout moment pouvait être arrêté. Je pensais à la rationalité et à l’éducation.

Zbigniew Libera

Il est par ailleurs intéressant de remarquer l’importante place accordée tout comme la projection de l’imagerie de la Shoah dans la représentation de toute organisation tendant à l’humiliation et la destruction du genre humain, et ce, en dépit d’autres faits tendant à l’éradication humaine.

Pourquoi alors une telle polémique ? Nous sommes en 1996, tout juste une cinquantaine d’années après la libération des camps. Les premières oeuvres créées post 1945 au sujet de la Shoah étaient davantage orientées sur les victimes et l’impossibilité de dire, mais peu étaient volontairement orientées sur l’autre aspect, le basculement à devenir un potentiel bourreau.

L’audace a été porté par le Jewish Museum de New York, en 2002, en créant l’exposition “Mirroring Evil : Nazi imagery/Recent art” par Norman Keeblatt. Le parti pris était de réunir l’ensemble de l’imagerie nazie dans les oeuvres d’art récentes (avant 2002), présente tant dans l’industrie cinématographique et ce qu’elle a créé (y compris dans l’iconographie pornographique) que dans les mass médias mais aussi tout ce qui touche au quotidien. De nombreuses critiques ont été porté contre la structure au sujet de cette exposition, y compris par des institutions mémorielles.

Souvent passée sous silence ou trop peu suffisamment considérée, cette exposition montre d’une certaine façon, le basculement des images de violence extrême, aussi terribles qu’elles peuvent être, dans une banalisation absolue face à un public sans cesse demandeur de sensationnel et de la nouveauté.

Aussi, de nos jours, une œuvre extrême dans sa pratique ou dans ce qu’elle représente, aura un effet “buzz” lors de sa présentation dans l’espace public puis sera rapidement délaissée, ce qui sera l’objet d’un prochain article de cette série à travers l’exemple d’une autre œuvre précisément dans cette situation.


Dans la même série « Esthétique de l’inhumanité »:

Esthétique de l’inhumanité – Jake et Dinos Chapman : Fucking Hell

Neuf vitrines disposées en swastika selon les exigences de la scénographie, accueillant près de 30 000 figurines qui évoluent dans différents décors, voici Fucking Hell (2008), un minutieux travail réalisé par le duo de frères Jake et Dinos Chapman. Réduites à la taille de soldats de plomb, les personnages constituent une parfaite esthétique de l’horreur…