Photographier la violence extrême : Gilles Peress, un nouveau regard visuel sur les conflits fratricides

Comme bien des confrères de son temps, Gilles Peress a dirigé son objectif sur les principaux conflits du XXe siècle. Cependant, ce dernier n’est pas photographe, comme il tient à le préciser. Les crimes qu’il expose sous forme de photographie ou encore par divers médiums artistiques sont ceux commis au nom de la pureté de la race. Ce sont des guerres civiles comme en Irlande et dans les Balkans, mais aussi un génocide, celui des Tutsi du Rwanda. De ces expériences du terrain émerge un travail, le projet Hate Thy Brother (Tu haïras ton prochain).

Gilles Peress, Haines, Obala Vojvode, Stepe Stepanovica and Mogorkog. Sarajevo, Bosnia 1993.

Cet important travail constitue un véritable réquisitoire iconographique sur l’intolérance et la haine, incarné par une multitude de clichés saisis dans de nombreux pays à quelques dizaines d’années d’écart seulement. Leurs points communs convergent dans l’intention de nuire à l’Autre, ainsi que leur temporalité, le XXe siècle. L’historien Yves Ternon considérait le Xe siècle comme le siècle des guerres civiles et des génocides : Gilles Peress vient conforter cette idée dans Hate Thy Brother, croisant à son tour les mémoires des guerres civiles et des génocides, il témoigne et dénonce tout en respectant les rescapés. L’oeuvre de Peress heurte par son esthétisme, poignante et sans artifice : la réalité dérange. En ce sens, elle peut être nécessaire pour inciter à une réaction. A contrario des célèbres photographies prises par Peress lors du Bloody Sunday, le projet Hate Thy Brother est resté relativement peu connu malgré le thème traité. En effet, bien que les conflits soient différents, il s’avère que des clichés quasiment semblables soient communs aux trois pays que Peress a saisi par son objectif : Irlande, Yougoslavie, Rwanda. La destruction de l’humain par lui-même ne se concrétise pas dans un seul type de conflit. Par notre réflexion, il s’agira d’expliquer pourquoi un tel choix et l’impact d’un tel projet peut former un plaidoyer pour le mieux vivre ensemble par une prise de conscience collective tout en apportant un nouveau regard sur les conflits fratricides.

I. ELIMINER l’Autre ou le paroxysme de la violence collective
Ponctuée de massacres, de meurtres, de guerres mais aussi de génocides, la violence fait partie de l’Histoire, et plus particulièrement de l’histoire humaine. Certains de ces faits ont pu cependant mettre en lumière la troublante spécificité du genre humain, celui d’être capable d’exterminer son prochain, en créant différents procédés de mises à mort. Les travaux de Hannah Arendt, controversés à leurs publications, ont permis une meilleure compréhension de ces faits sans toutefois en empêcher le réitérement. D’autres guerres tout comme d’autres génocides ont ainsi été réalisé après la publication de ses écrits comme celui perpétré par les Khmers Rouges au Cambodge entre 1975 et 1979 et celui des Tutsi au Rwanda en 1994. La thèse défendue par Hannah Arendt sur la banalité du mal exposée dans Eichman à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal (publié en 1963) ne sera reconnue que bien plus tard par la communauté scientifique. De même, les travaux récents de chercheurs tels que Jacques Sémelin (Purifier et détruire, Seuil, Paris, 2004) ou encore Bernard Bruneteau (Le siècle des génocides : violences, massacres et processus génocidaires de l’Arménie au Rwanda, Armand Colin, Paris, 2004) ont enrichi l’étude de la violence de masse.

Gilles Peress, Haines, Rioters throw stones at a British armoured car. Derry, Northern Ireland, 1972.

Une telle réflexion permet de cette façon de tenter de saisir les buts de ces manifestations meurtrières tout comme leurs origines, rendant possible une définition et une nomination de chaque acte meurtrier. Les buts sont multiples et complexes : haine, vengeance, prise de pouvoir et bien d’autres. Les exemples le démontrant sont nombreux : massacres, guerres et génocides pour ne citer que ces derniers puisqu’ils sont au cœur de notre réflexion. Ces appellations désignent des faits bien précis, qui ont été souvent l’objet de confusion. Afin d’éviter toute maladresse, il s’agira dans cette première partie de nommer et définir les violences évoquées, précisément le massacre, la guerre civile et ce qui peut être considéré comme le paroxysme de la violence, le génocide.

  • Un massacre se définit par une action de tuer avec sauvagerie et en grand nombre des êtres qui ne peuvent se défendre. Ce fait peut être mû par des raisons très variées et par conséquent, non arrêtées, rendant leurs analyses délicate contrairement à la guerre civile et au génocide.
  • La guerre civile consiste en une opposition armée entre les forces militaires d’un État et des groupes civils armés. Cela peut aussi prendre la forme d’une lutte armée entre deux groupes civils et peut être confondue à tort avec le génocide.
  • Un génocide est la concrétisation d’une idéologie d’extermination, d’éradication totale d’un groupe sur un autre groupe pour ce qu’il est. Le génocide se caractérise par une intention destructrice d’un groupe à éliminer physiquement et moralement, par sa mise à mort et l’effacement des preuves de son existence. Toute personne ayant connu ou été en relation avec un individu vivant du groupe victime peut ainsi devenir victime à éliminer, car elle devient d’une certaine façon, complice des victimes. En ce sens, le témoin peut devenir une cible à abattre pour les génocidaires.

Ainsi, ces trois manifestations meurtrières sont différentes et peuvent être variables en intensité et en durée. Le point commun réside en le meurtre volontaire et conscient d’un individu ou d’un groupe envers un autre groupe, ce qui peut induire en confusion. De ces faits, entre agresseur et agressé peut survenir un troisième individu, endossé par le témoin, qui a une place diverse et particulière quant à la destruction de l’Autre.

II. Le rôle du témoin de la destruction
La perception sensorielle – ici en l’occurrence visuelle – d’un tel événement par un individu tiers peut jouer un rôle décisif dans la résolution du déroulement meurtrier, d’où sa nécessité.
La figure du témoin dans les violences de masse – et particulièrement dans les génocides – a été
développé par les écrits de rescapés, notamment de la Shoah (Voir à ce propos les écrits de Giorgio Agamben, Homo Sacer, Auschwitz :L’archive et le témoin, 1999. Voir aussi Primo Lévy, Les Naufragés et les rescapés, 40ans après Auschwitz, Gallimard, Paris, 1989). La fonction de témoignage s’établit par la narration, l’énumération d’un fait qu’une personne a vu. En ce sens, cette personne devient témoin. Par cette responsabilité, ce statut, la personne s’engage à raconter ce qu’il a vu, dans un souci de véracité.

La posture de témoin devient délicate dans le sens où son propos est censé être fidèle à la réalité. Or, le souvenir peut être altéré par un traumatisme lié à la scène violente perçue : le cerveau humain va alors procéder à une occultation, une déformation dudit souvenir afin de garder un souvenir modifié assurant la survie mentale de l’individu. De fait, le récit du témoin peut être en décalage avec la réalité.

Le témoignage peut revêtir diverses formes, que ce soit orale, écrite ou bien encore visuelle.
L’usage de la photographie dans les guerres et génocides a de cette façon servi de preuve matérielle des atrocités pour les attester. Le document photographique vient appuyer le propos du témoin et attester de sa véracité ou a contrario, le discréditer. Témoigner dans un contexte de guerre, que ce soit guerre civile ou guerre de conquête, peut être dangereux pour la vie du témoin. Son propos peut être considéré comme une menace pour les parties prenantes du conflit et bien souvent, le témoin ne bénéficie pas ou peu de protection juridique. Sa vie est donc menacée par son propre vécu s’il décide de témoigner.

Un témoin peut être considéré comme direct ou indirect. Le témoin direct est celui qui assiste au
déroulement immédiat de l’acte meurtrier, contrairement au témoin indirect qui n’a pas assisté à la scène mais rapporte ce qu’un témoin direct lui a raconté.
Dans le cas particulier des conflits, la place du témoin peut aussi être remise en question de par
l’implication de ce dernier dans le conflit. Appartient-il au parti pris des agresseurs ou des agressés ? Peut-il être fiable ? Ou au contraire, est-il un témoin tout à fait extérieur, c’est-à-dire n’appartenant à aucun des groupes concernés ? En ce sens, est-il légitime à raconter ?
Ces questions sont sans cesse laissées en suspens dans l’étude des conflits, n’aboutissant qu’à des consensus. Malgré cela, la place du témoin reste primordiale et peut mener à l’émergence de la vérité, tout en s’appuyant sur divers médiums dont un, particulièrement, réputé pour ne pas mentir ; l’image photographique.

III. Le désengagement du photographe face à l’impensable
La photographie a servi dès ses origines à retranscrire le réel et de fait, l’attester. La création du boîtier permettant la mobilité de l’appareil a favorisé son déplacement, notamment dans des zones éloignées ou peu accessibles. Le développement des médias et de la presse écrite ont attisé cet engouement de la prise de vue comme objet médiatique, contribuant progressivement à la naissance du photoreportage dans les années 60 en France. Les photographes vont alors se spécialiser dans le photoreportage en rejoignant pour la plupart des agences pour satisfaire le besoin en images photographiques en quête de sensationnel. C’est donc tout naturellement qu’ils vont aller sur le front de différents conflits à la recherche de clichés inédits, bien souvent au péril de leurs vies (à ce propos : MATHIEN, Michel, et CONSO Catherine, Les agences de presse internationales, Que sais-je, Paris, PUF, 1997). Cette soif du sensationnel va engendrer la modification des clichés et des légendes. Certaines agences vont protéger leurs clichés et
vont d’une certaine façon, préserver le réel. C’est le cas pour la coopérative photographique Magnum, crée en 1947 par Robert Capa, Henri Cartier Bresson et David Seymour. Parmi les autres co-fondateurs, il y a George Rodger, William Vandivert. Ils sont associés avec Rita Vandivert et Maria Eisner, responsables des bureaux de Paris et New York. Le but de Magnum Photos est de garantir la protection des droits des photographies des membres rattachés : aucune modification ne devait y être apportée.

Progressivement, face aux conflits du XXe siècle, le photographe peut choisir la voie de l’engagement politique ou au contraire, le refuser. Par l’engagement politique, le photographe prend aussi le rôle de témoin, qui peut être lourd à porter. L’histoire photographique est marquée par exemple, du cliché dit de la petite fille et le vautour, saisi par Kevin Carter au Soudan en 1994.

Ayod, Soudan, mars 1993. Un enfant affamé, décharné, s’est effondré sur le chemin du centre de nutrition.
© Kevin Carter / Sygma / Sygma via Getty Images.

Le cliché représente un enfant, un garçon affamé et prostré au sol. Derrière lui, à l’arrière-plan, un vautour l’observe, posé au sol. Le photographe sud africain obtient le prix Pulitzer pour cette photographie en 1994. Menacé de prison et de mort par son engagement contre l’apartheid sud-africain, il est à nouveau menacé, harcelé lors du cliché de la petite fille et le vautour car les conditions de prise de vue font controverse. Kevin Carter met fin à ses jours le 27 juillet 1994, suite en partie à ces menaces.

La controverse réside principalement dans le fait que Carter ait simplement pris en photo la scène et n’ait pas sauvé l’enfant. Les autres prises de vue montrent le reste de la scène, qui se déroule à quelques mètres d’un centre de nutrition où des familles font la queue. L’enfant n’est mort que quatorze ans plus tard, des suites d’un paludisme.

C’est pour toutes ces raisons, dont l’exigence du public pour davantage de sensationnel et au plus proche de la réalité, que les photographes vont peu à peu se désengager ou trouver d’autres moyens pour protéger leurs clichés et leurs vies, comme on a pu le voir avec Magnum Photos.

La garantie de Magnum est non seulement gage de qualité mais préserve aussi la liberté des
photographes membres, leur laissant libre cours sur les sujets qu’ils veulent traiter (Voir sur l’histoire de Magnum : RITCHIN, Fred, Magnum photos, Arles (Bouches-du-Rhône), Actes Sud, 2007). C’est ainsi que le photographe français Gilles Peress s’est concentré sur les luttes sociales puis les conflits fratricides à partir de 1970 auquel il consacrera ce projet toujours en cours intitulé Hate Thy Brother, que l’on peut traduire par Tu Haïras ton prochain. Un petit livre a été édité, sous le titre Haines, qui regroupe une partie des clichés qu’il a fait en Irlande, dans les Balkans et au Rwanda. Ce petit livre annonce le projet Hate Thy Brother, dédié exclusivement aux crimes commis au nom de la pureté de la race ou tendant à cette quête.

Hate Thy Brother dont la référence religieuse ne se limite qu’à l’énumération de ce commandement, est un travail montrant l’intolérance et ses conséquences, synthèse toujours en cours de ses diverses expériences du terrain, qu’il s’efforce de narrer sous forme de livre sans en endosser le rôle de témoin. Son travail va au-delà du simple cliché photographique :

« Ce que je tentais de faire était de témoigner dans un format se libérant autant que possible des cadres de références habituels. Il ne s’agissait ni de journalisme, ni d’art ou de documentation sociale, j’étais à la croisée de tout cela. Ce que je voulais, dans le no man’s land de ces catégories était de m’efforcer de donner à voir autant que possible, de créer un texte aussi ouvert que possible. »

Gilles Peress

Gilles Peress peut être considéré non seulement comme un photographe majeur de notre monde actuel mais aussi comme un nouvelle approche du genre photographique, en décloisonnant les catégories : Hate Thy Brother, par son thème de la haine et de l’intolérance, laisse apercevoir sans doute la meilleure solution de sensibilisation en montrant au spectateur des atrocités de ce que l’humain est capable de faire. Il nous explique :

« Avec ce projet, l’idée de l’image parfaite, de la meilleure prise de vue, a cédé le pas à la construction narrative. Plus que la simple chose montrée, les engrenages devenaient la centralité de l’histoire. Je voulais mettre en œuvre la convergence de la photographie, de la littérature et du cinéma pour explorer la frontière de ces formes d’expression connues, à travers des livres qui étaient presque des films, des films qui devenaient livres et des objets qui voulaient être des histoires. Poussant davantage l’écriture, je voulais amener le travail à être plus : plus métaphorique, plus direct, plus brutal, plus structuré, plus personnel, plus universel, et à travers ce processus, essayer d’inventer un langage qui, venant de mon expérience directe, par-delà les normes et les catégories, pouvait donner à voir la réalité en l’affranchissant de tout prédicat et en lui donnant une chance, nouvelle et juste, de simplement « être », d’exister et de se formaliser libre des codes, accessible, ouverte, sensible. »

Gilles Peress, à propos de Hate thy brother

La photographie par Peress s’affranchit des catégories et vient présenter, offrir le réel sans l’embellir ou le détourner. Selon lui, la photographie doit se dépouiller de tout commentaire superflu qui viendrait troubler la perception de la réalité. Cet aspect brut tout comme les légendes, dépourvues de toute sensibilité vient heurter le spectateur et ne laisse pas indifférent.

Face à l’ébullition d’une société actuelle fortement concentrée sur l’image, le retour à une image
photographique brute, sans embellissement ni altération de son interprétation écrite par sa légende peut devenir nécessaire. Ce retour peut permettre une nouvelle lecture profondément axée sur le réel saisi par l’objectif photographique. Gilles Peress renouvelle toutefois le genre en associant différents supports : la vidéo, le livre, l’installation. Parti pris relativement osé, il cherche à se démarquer et à proposer au spectateur une véritable expérience plurisensorielle qui ouvrira peut être la porte à de nouvelles réflexions sur le rapport entre chaque individu, engendrée par le projet Hate Thy Brother.

Présentation du livre The Silence, de Gilles Peress, série sur le génocide contre les Tutsi perpétré au Rwanda : https://www.facebook.com/abertauxhdelart/photos/215697437063110/

Présentation du travail Haines, de Gilles Peress, sur le site de Magnum : https://www.magnumphotos.com/newsroom/haines-gilles-peress/


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