Terre de mémoires : une tentative de ré-humanisation


Esthétique de la haine – Partie II

Dans la première partie, il s’agissait de comprendre ce qu’est la haine et ses origines. L’angle d’approche choisi est celui de la possibilité des représentations de ce ressenti si particulier, qui peut être utilisé comme un véritable outil de domination.

Cette partie propose des pistes sur la construction de la haine par les images, dont les origines pourraient remonter principalement au XVIIIe siècle en Europe, contexte de grandes découvertes dont l’objectif premier n’était pas de susciter la haine entre les diverses communautés humaines.


Une espèce humaine variée

Au XVIIIe siècle, la découverte d’autres continents ainsi que d’autres peuples suscitent la curiosité et l’élaboration de différentes théories, telles que celles sur l’existence des « races » humaines.

L’un des exemples les plus importants est l’ouvrage Systema Naturae per regna tria naturæ, secundum classes, ordines, genera, species, cum characteribus, differentiis, synonymis, locis (Système de la nature, en trois règnes de la Nature, divisés en classes, ordres, genres et espèces, avec les caractères, les différences, les synonymes et les localisations).

Publié en 1758 pour sa dixième édition, ce livre a été rédigé par le naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778), membre de l’Académie Royale des Sciences. Sa méthode de classification se caractérise par une hiérarchisation des espèces organisée par ordre : le règne animal, le règne végétal et le règne minéral. Bien qu’il ait joué un rôle majeur dans l’histoire naturelle et notamment la classification des espèces végétales, ce qui nous intéresse ici est sa classification de l’espèce humaine.

Il classe ainsi pour la première fois les êtres humains dans la catégorie des primates, en distinguant cinq «espèces» ou « variétés » : Européens, Américains (Indiens d’Amérique), Asiatiques, Africains et les « monstres ».

Ces catégories inventorient l’origine géographique, la couleur de peau ainsi que certaines caractéristiques sans y imposer de hiérarchie :

– Les Européens seraient sanguins et pâles, musclés, rapides, astucieux et inventifs.

– Les Indiens d’Amérique seraient colériques, rouges de peau, francs, enthousiastes et combatifs

– Les Asiatiques seraient mélancoliques, jaunes de peau, inflexibles, sévères et avaricieux

– enfin les Africains seraient flegmatiques, noirs de peau, lents, détendus et négligents

Carl von Linné est considéré comme l’un des précurseurs de ce qu’on peut nommer le racisme scientifique ou racialisme : il s’agit d’un courant de pensée pseudoscientifique qui prétend expliquer les phénomènes sociaux par des critères héréditaires et raciaux sans considérer la supériorité d’une communauté par rapport à une autre, contrairement au racisme qui affirme la supériorité d’une par rapport à une autre (et sous-entend ainsi l’existence de différentes races et non pas variétés).

Déchéance des civilisations

Un autre nom ayant eu un impact décisif dans la construction d’une hiérarchie des prétendues races humaines est Arthur de Gobineau, avec son Essai sur l’inégalité des races humaines, publié en 1853.

Cet ouvrage mêle préjugés populaires et théories scientifiques. La réflexion de Gobineau est de retranscrire l’histoire du monde telle qu’elle est décrite dans l’Ancien Testament, échecs et grandeurs, tout en s’appuyant sur l’existence de trois races humaines (noire, jaune et blanche).

L’Essai est profondément pessimiste et déterministe. Cependant, l’idée de Gobineau est que le métissage contribue à l’essor des peuples mais en signe également leurs déchéances, puisque leurs atouts se retrouvent mélangés et donc moins efficaces.

Or, cet ouvrage a été profondément utilisé à des fins idéologiques destructrices, tendant à une quête d’une « race » humaine glorieuse. En effet, Gobineau dans son Essai, part du principe que les civilisations déclinent par dégénération, c’est-à-dire par le métissage. Il s’appuie pour cela sur les grandes civilisations, en expliquant que leurs réussites sont dues entre autres à leur non-mélange. Gobineau revient par ailleurs sur un sous-peuple indo-européen, qu’il glorifie, la « race ariane », qu’il estime être le plus noble et ancêtre de toutes les classes dirigeantes d’Europe.


La diffusion de ces livres, souvent rédigés par des personnes n’ayant jamais appréhendé le terrain, véhicule une certaine image des peuples, qui fera que les découvertes et représentations dans les expéditions devront coïncider aux contenus de ces traités. Ces écrits sont en effet rédigés par des intellectuels reconnus par les sociétés savantes et le Roi.

C’est de cette façon que progressivement une hiérarchie des peuples va se mettre en place, alimentée par la venue d’exhibitions et de zoos humains en Europe, objet de la troisième partie.

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