Cette année pour Rappelle moi le génocide, j’ai décidé de me focaliser sur l’histoire du génocide des Herero et Nama, réalisé dans le Sud-Ouest africain allemand, en actuelle Namibie, entre 1904 et 1908. Dans cette troisième partie, synthèse du live du samedi 22 juillet, il s’agit de tenter de comprendre pourquoi ce génocide a fait l’objet d’une lente reconnaissance..
Découvrez les prémices du génocide ainsi que les personnes clés ici (partie 1).
Focus sur les camps de concentration et théories raciales en place lors du génocide en ligne ici (partie 2).

Entre 1908 et 1913, l’Allemagne souhaite faire du sud-ouest africain allemand une colonie « modèle », avec des structures modernes comme une salle de cinéma, un champ de courses hippiques. Les objectifs tendent à favoriser l’installation de colons et de marchands allemands et développer le commerce pour faire concurrence aux colonies voisines d’autres puissances occidentales.
Malgré la fermeture des camps de concentration en 1908, pour palier le manque de main d’œuvre mais éviter une rébellion des différentes communautés, le système de contrôle racial déjà mis en place est renforcé : les Herero sont répartis de force comme ouvriers auprès des colons, et les travailleurs africains sont régulièrement battus et renvoyés. Dès l’âge de sept ans, chaque Africain doit porter des passes numérotés (jetons de cuivre) leur attribuant une région spécifique de travail. Les mariages mixtes sont également interdits depuis le 23 septembre 1905.

La propagande impériale et la richesse apparente de la colonie (découverte de mines de diamants) ainsi que le réseau de chemin de fer étendu font que les révoltes et évocations des camps dans la presse vont progressivement être « oubliées », tout comme les envois massifs de restes humains en Europe pour les études anthropologiques alimentant les théories raciales alors en vogue.
En 1915, lors de la Première Guerre Mondiale (1914-1918), les troupes britanniques en provenance d’Afrique du Sud envahissent le territoire. Le 21 octobre 1915, le Sud-ouest africain allemand passe sous mandat britannique.
En 1917 le cabinet de guerre impérial britannique décide de rassembler et publier les atrocités commises par les colons allemands dans le Sud-ouest africain allemand afin de légitimer définitivement la confiscation des terres (ce qui sera chose faite lors du Traité de Versailles en 1920).

Dès septembre 1917, le major Thomas O’Reilly rassemble tout ce qu’il trouve : traductions de rapports allemands, déclarations de témoins africains et extérieurs, survivants et photographies. Il va consigner l’ensemble dans un Blue Book, c’est à dire un rapport du gouvernement britannique non destiné au public.
Bien que ce document sert les intérêts de la Couronne, il reste néanmoins une source fiable pour l’étude de ce génocide.
Ci-contre : « Report on the natives of South-West Africa and their treatment by Germany », ouvrage plus connu sous le nom de « Blue Book ». Préparé au bureau de l’administrateur, Windhoek, Afrique du Sud-Ouest, janvier 1918. © University of Florida.
Or, en 1926, un représentant allemand menace de faire la même chose sur les actions de la Couronne dans leurs propres colonies, en publiant un White Book : le Blue Book disparaît.
La redécouverte de ce Blue Book ne se fera qu’à la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, avec l’ouverture des archives et la création de l’état de Namibie bien des années plus tard (1988).
Dans le livre blue book, Élise Fontenaille-N’Diaye, écrivaine, raconte sa découverte de ce rapport et en publie des extraits, en faisant des recherches sur son aïeul, le général Mangin.
Voici trois témoignages issus du livre.

Témoignage de Samuel Kariko, directeur d’école herero et fils du chef Daniel Kariko, recueilli par Thomas O’Reilly, dont il fut par ailleurs l’interprète:
« Au départ de von Trotha [1905], une circulaire nous fut adressée par le nouveau gouverneur, von Lindequist, dans laquelle il promettait d’épargner la vie de ceux qui quitteraient la brousse et les montagnes où nous nous cachions comme du gibier ; nous avons alors commencé à nous rendre. Nous n’avions plus de bétail, nous n’étions plus que quelques milliers, des squelettes ambulants auxquels il ne restait que la peau sur les os. Les Allemands nous rassemblèrent et nous forcèrent à travailler, en échange d’un peu de farine pourrie.
J’ai été envoyé avec d’autres sur une île loin au sud, près de Lüderitzbutcht -Shark Island-, il y avait là-bas des milliers de prisonniers hereros et hottentots [Namas]. Nous avons été forcés d’y vivre. Hommes, femmes et enfants étaient tous parqués ensemble. Nous n’avions pas de vêtements décents, pas de couverture et le vent nocturne qui soufflait de la mer était cinglant et glacial. Les gens tombaient comme des mouches ; la grande majorité sont morts. Les enfants et les vieux moururent les premiers, puis vint le tour des femmes et des hommes les plus affaiblis. Pas un jour ne passait sans son lot de morts. Les hommes qui tenaient debout devaient travailler au port ou au dépôt. Les femmes les plus jeunes étaient choisies par les soldats, qui les emmenaient au camp et les violentaient.
Bientôt la grande majorité des prisonniers moururent. »

Témoignage de Joseph Schayer, de Warmbad (qui avec Marengo et Morris, était un des commandants des rebelles hottentots [Nama] de 1903 à 1907)
« Avant la rébellion, notre peuple [Nama] était très durement traité, spécialement dans les prisons [note de Thomas O’Reilly : « de 1901 à 1903, il était agent dans la police allemande, il parle donc en connaissance de cause »]. Beaucoup mouraient en prison suite aux traitements cruels, à la malnutrition ou aux coups de fouet. Les prisonniers étaient quasiment morts de faim, et dans cet état de faiblesse extrême, ils ne pouvaient supporter les bastonnades et mauvais traitements répétés. Des prisonniers furent envoyés à Keetmanshoop par groupes. Ils y allaient à pied [220km] ; ils avaient des anneaux de fer autour du cou, reliés les uns aux autres par des chaînes. Si l’un d’eux ne tenait plus debout, les autres devaient continuer et le traîner. La chaîne des captifs étaient frappée à coups de sjambok [fouet semi-rigide] et devait rester au trot pour suivre le rythme des chevaux : plusieurs prisonniers furent étouffés à mort par leur collier de fer. »

Témoignage de Traugott Tjienda, dirigeant herero de Tsumeb:
J’ai été forcé de travailler sur la ligne d’Otavi, qui était alors en construction. J’étais une sorte de chef d’équipe. Mon groupe de travail était constitué de 528 personnes, toutes hereros, femmes et enfants inclus. 148 sont morts pendant leur labeur. Les femmes étaient gardées avec les hommes et devaient aussi faire des travaux manuels. Elles ne devaient pas porter les rails, mais devaient charger et décharger chariots et wagons, et manier pelles et pioches. Nos femmes furent obligées de « cohabiter » avec les soldats et les travailleurs blancs. Le fait qu’elles soient mariées ne leur offrait aucune protection. Les jeunes filles étaient brutalement violées. Je ne pense pas qu’aucune ait échappé à ce traitement, mis à part les plus vieilles. »
Pendant l’occupation britannique à partir de 1915, les nouvelles autorités vendent les meilleures terres aux colons blancs et fermiers sud-africains. Les Hereros et Namas récupèrent quelques terres et reconstituent peu à peu leur identité commune avec des évènements commémoratifs.
Ainsi, c’est tout d’abord lors des funérailles de Samuel Maharero, mort en exil et inhumé à Okahandja, le 26 août 1923 qu’un rassemblement des différentes populations herero est organisé : hereros des travaux forcés, en exil, mais aussi les jeunes qui ont servi dans l’armée coloniale. C’est la journée du Drapeau Rouge, ou Journée des Herero, encore célébrée de nos jours.

En ce qui concerne les Nama, c’est à partir des années 1930, avec l’inauguration de la pierre commémorative dédiée à Hendrik Witbooi, placée sur la tombe de son fils Isaak. Lors de cette journée, ce sont des reconstitutions de batailles et de discours politiques qui prennent place et prendront une autre tournure, anti-colonialiste, jusqu’à l’obtention de l’indépendance en 1990 et enfin 2013, pour qu’un monument équestre et colonial allemand soit retiré. Il faudra attendre cependant 2021 pour que ces faits soient reconnus en tant que génocide: les rassemblements et la ténacité des communautés ont fini par obtenir des résultats, même si il y a encore un long chemin pour obtenir réparation, comme le rappelle la mémoire actuelle du génocide, sujet du dernier article.
« Nous qualifierons maintenant officiellement ces évènements pour ce qu’ils sont du point de vue d’aujourd’hui : un génocide »
Heiko Maas, ministre des affaires étrangères de l’allemagne, 28 mai 2021
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